1936 | Le Pain, la Paix, la Liberté !

Le Front populaire, stricto sensu, n’a finalement duré que peu de temps. À peine plus d’une année s’écoule entre le succès de la gauche aux élections législatives des 26 avril et 3 mai 1936 à la démission du gouvernement dirigé par le socialiste Léon Blum en juin 1937. Pourtant, ces quelques mois ont marqué durablement les esprits et les droits collectifs des travailleurs. Sa simple évocation déclenche, aujourd’hui encore, l’image des loisirs et des congés payés, des grèves avec occupations, des manifestations de masse et nourrit des sentiments d’unité, d’espoirs ou encore de dignité retrouvée.

On ne peut pleinement apprécier cet événement sans changer de focale et revenir sur le contexte qui l’encadre : la crise économique et ses conséquences pour les travailleurs et leurs familles, la division du mouvement ouvrier, l’enjeu de l’unité syndicale et politique, l’arrivée au pouvoir du fascisme en Italie puis en Allemagne, les provocations et les coups de force de l’extrême-droite en France, la guerre civile espagnole qui opposent les défenseurs de la République aux partisans de Franco ou encore la guerre européenne qui s’annonce.

Un séisme boursier

Le 24 octobre 1929, un vent de panique souffle dans la salle des marchés de Wall Street à New York. En une matinée, les cours perdent plus de 20 % de leurs valeurs. Une vigoureuse intervention des banques calme temporairement la situation, mais quatre jours plus tard, la machine s’emballe de nouveau. En trois semaines, l’indice boursier accuse un recul de 40 %, ce qui correspond à une perte virtuelle de trente milliards de dollars – davantage que les sommes dépensées par les États-Unis durant la Première Guerre mondiale.

Cette violente secousse est le résultat de l’éclatement d’une bulle spéculative qui gonflait sur le marché des actions depuis le début des années vingt. Les effets de ce « Jeudi noir », comme on le désigne rapidement, ne tardent pas à contaminer l’économie réelle et à se propager à l’ensemble des économies industrialisées.

La crise économique en France

La France est frappée plus tardivement et moins brutalement que les économies nord-américaine ou allemande. Mais cette crise est plus insidieuse puisqu’il faut attendre 1936 pour que se manifeste une embellie de courte durée. Elle se traduit par une violente déflation (une baisse généralisée des prix), un ralentissement progressif de la production industrielle, un arrêt des investissements productifs, un alourdissement des dettes publiques et une profonde crise monétaire.

Face à cette situation, les gouvernements successifs font le choix de l’austérité, pour réduire les déficits publics et rétablir la compétitivité des prix. L’exemple le plus frappant est celui des décrets Laval qui imposent à l’été 1935 une réduction de 10 % des dépenses publiques, y compris les salaires des fonctionnaires, les pensions et les rentes. Cette politique s’accompagne de mesures protectionnistes entraînant un repli sur le marché intérieur et colonial.

La dépression économique frappe de plein fouet le monde du travail. Le chômage complet est en hausse, passant de 450 000 privés d’emplois en 1931 à plus de 860 000 en 1936, tandis que le chômage partiel n’épargne aucun secteur industriel et malmène particulièrement la métallurgie. Ainsi, à Valenciennes, sur 37 000 métallos, la moitié est en chômage complet, le reste chôme en moyenne deux jours par semaine. Les salaires ont baissé de 20 %. Dans le lyonnais, les effectifs ont reculé de 36 %, la masse salariale de 43 %. À cela s’ajoute le renvoi dans leur pays d’origine de 400 000 travailleurs immigrés entre 1931 et 1936.

La course à la productivité

L’effondrement des profits – les dividendes sont divisés par deux entre 1930 et 1935 – persuade le patronat d’approfondir la rationalisation de la production en accélérant la diffusion du taylorisme.

Introduit en France en 1906, celui-ci repose sur trois principes : organisation rationnelle des ateliers pour limiter les pertes de temps et les déplacements inutiles, décomposition du travail qualifié en gestes simples, élémentaires, pouvant être réalisés par un ouvrier non qualifié, chronométrage des tâches et définition de cadences de production.

Adoptée par certains industriels comme Berliet ou Renault dès la Première Guerre mondiale, le taylorisme se propage lentement en France durant les années vingt avant que de grandes usines, conçues autour des chaînes de montage, voient le jour au début des années trente, à l’instar de Renault Billancourt (1930) ou Citroën Javel (1933). Ce mouvement de rationalisation s’étend également à la rémunération, notamment avec la méthode développée par l’homme d’affaires Charles Bedaux. Celle-ci prévoit un système de salaires fondé sur le rendement individuel : l’ouvrier est incité à améliorer sa productivité pour percevoir des primes complétant son salaire de misère. Travailler mieux ou gagner moins !

Le syndicalisme dénonce précocement les conséquences d’une telle rationalisation : augmentation de la productivité, déqualification des ouvriers, renforcement des contraintes disciplinaires, élimination des salariés trop lents pour suivre les cadences, baisse des salaires. L’expression « bagnes industriels », régulièrement employée dans la presse syndicale et politique, traduit bien l’ambiance qui règne dans les usines dans ces années qui précèdent le Front populaire.

La division du mouvement ouvrier

La Révolution soviétique d’octobre 1917 et la fin de la Première Guerre mondiale en novembre 1918 ont fait naître d’importants espoirs parmi les travailleurs. Mais l’échec des grandes grèves de 1919-1920 et surtout l’attitude à adopter à l’égard de l’Union soviétique, occasionnèrent une fracture durable dans le mouvement ouvrier français.

Lors de son congrès de Tours en décembre 1920, la SFIO (l’actuel parti socialiste) s’est ainsi scindée entre majoritaires, favorables au ralliement à la Troisième Internationale communiste et minoritaires, partisans du maintien de l’action réformiste. Les premiers décidèrent de constituer ce qui devint le parti communiste français.

Un an plus tard, la direction de la CGT, inquiète du poids grandissant des militants « révolutionnaires », obtient leur exclusion. Ces derniers se regroupèrent alors au sein de la CGT dite « unitaire » ou CGTU, dont le premier congrès se tint en juillet 1922 à Saint-Étienne.

Cette double fracture, politique puis syndicale, mit un coup d’arrêt à la dynamique d’adhésion et de mobilisation parmi les travailleurs. La question de l’unité ouvrière, sans cesse posée durant les années qui suivirent, se heurta avec constance d’une part à l’hostilité ouverte des dirigeants de la SFIO et de la CGT et d’autre part à la ligne quelque peu sectaire du PCF et de la CGTU qui assimilait les premiers à des « traîtres à la classe ouvrière » et à des « sociaux-fascistes ».

Assurément, la situation économique et sociale des années trente ne se prête guère aux luttes offensives. Pourtant, dans certaines usines, les ouvriers et ouvrières redressent la tête, grâce au dévouement et au courage d’une poignée de militants, souvent communistes. La grève à Citroën Javel en 1933 contre la réduction des salaires en est un bon exemple. Sous l’impulsion de Jean-Pierre Timbaud, les salariés tiennent tête à la direction pendant plus d’un mois avant de reprendre le travail. Sans avoir obtenu satisfaction certes, mais en ayant tout de même sérieusement émoussé les prétentions patronales.

La menace fasciste

L’étincelle qui provoque la réaction immédiate et la mobilisation massive des travailleurs est la menace fasciste, dont l’idéologie est mise en œuvre en Italie et en Allemagne.

En Italie, la grande bourgeoisie finance, dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, les formations paramilitaires mises sur pied par Benito Mussolini, dont le rôle est de briser les grèves, d’intimider voire de supprimer les militants syndicalistes, socialistes et communistes. En octobre 1922, il organise la « marche sur Rome » et s’empare du pouvoir. Dans les années qui suivent, les organisations de gauche sont interdites, des milliers de militants antifascistes sont emprisonnés ou contraints à l’exil.

En Allemagne, la république dite « de Weimar » est confrontée à un parti communiste qui regroupe à la fin de l’année 1932 près de six millions de membres. Là encore, le patronat – notamment métallurgique – finance abondamment les formations d’extrême-droite comme le parti national-socialiste (NSDAP) dirigé par Adolf Hitler. Celui-ci accède au pouvoir le 30 janvier 1933 et interdit les organisations de gauche, la grève, les syndicats, tandis que les premiers camps de concentration s’ouvrent pour les antinazis.

En France, cette menace n’est pas un fantasme. La bourgeoisie finance des organisations d’extrême-droite comme l’Action Française, les Jeunesses patriotes ou encore les Croix-de-Feu. Cette dernière, dirigée par le colonel François de la Roque comptait 13 000 membres en 1930, entre 700 et 900 000 en juin 1936 et disposait de formations paramilitaires.

Le 6 février 1934, jour de l’investiture du gouvernement Daladier, une manifestation d’extrême-droite tente de pénétrer dans l’Assemblée nationale. L’affrontement avec les forces de l’ordre se solde par plusieurs morts et des centaines de blessés.

La lente marche vers l’unité

Dans le camp de la gauche, l’émotion est immense et le sentiment d’être à la veille d’un coup d’État bien réel. Dès le lendemain, la CGT appelle ses unions départementales à organiser la grève générale et une trentaine de manifestations sont à la hâte mises sur pied en province. L’échec de la manifestation organisée à Paris par la CGTU et le PCF le 9 février incite ces dernières à rejoindre l’appel à la grève générale lancée par les autres composantes de la gauche pour le 12 février.

Ce jour-là, plus de 450 défilés et meetings sont tenus en province, dont une petite moitié est unitaire. À Paris, les cortèges de la SFIO et de la CGT d’un côté, du PCF et de la CGTU de l’autre, se rejoignent place de la Nation aux cris d’« Unité ! Unité ! ». Cette journée est un véritable succès avec, au total, près d’un million de personnes clamant leur hostilité au fascisme et leur soutien à la République.

L’aspiration à l’unité, puissante parmi les travailleurs et les militants « de la base », oblige les directions syndicales et politiques à infléchir leurs orientations. Si le chemin pour y parvenir est long et parsemé d’embûches, on peut considérer la journée du 12 février 1934 comme le point de départ, l’acte de naissance du Front populaire.

Le chemin de la réunification de la CGT a été long, contrairement au champ politique où SFIO et PCF signent dès juillet 1934 un pacte d’unité d’action.

La CGTU propose à la CGT de réaliser l’unité à la base en constituant des syndicats uniques. Cette fusion est repoussée par la CGT qui lui oppose l’unité organique, c’est-à-dire le retour des unitaires dans le giron de la CGT, sous condition que soit reconnue l’indépendance du mouvement syndical à l’égard des partis politiques, et notamment du PCF.

Cette exigence gela le processus durant de longs mois. Ce n’est qu’au printemps 1935 que la situation se débloque, grâce aux concessions de la CGTU et à l’exigence croissante de l’unité parmi les travailleurs. Les choses s’accélèrent avec la constitution du Rassemblement populaire, structure unitaire rassemblant une centaine d’organisations syndicales, politiques et associatives pour préparer le 14 juillet 1935.

Cette journée débute par des Assises pour la paix et la liberté, durant lesquelles dix mille délégués proclament leur attachement à la République et leur rejet du fascisme. L’après-midi, plusieurs centaines de milliers de personnes défilent de Bastille à la porte de Vincennes. Cet immense succès pérennise le Rassemblement populaire qui se dote en janvier 1936 d’un programme commun et accélère la réunification de la CGT, actée en septembre par les congrès nationaux de la CGT et de la CGTU. Les premières fusions d’unions départementales et de fédérations interviennent dès la fin de l’année 1935, tandis que la reconstitution de la CGT unique est consacrée par le congrès de Toulouse en mars 1936. Dans les métaux, l’unité n’est conclue qu’en novembre 1936, en raison de l’opposition des dirigeants de la fédération CGT.

Les élections législatives des 26 avril et 3 mai 1936 voient la victoire des partisans du Front populaire. Sans être un raz de marée, ces élections actent la progression du PCF, le recul du parti radical, tandis que la SFIO reste la principale organisation de la coalition. Un mois s’écoule entre cette victoire et l’entrée en fonction du nouveau gouvernement. Un mois que les travailleurs ont su mettre à profit !

Comme une traînée de poudre

Le coup d’envoi des grèves est lancé le 11 mai 1936. Chez Bréguet, au Havre, le licenciement de deux militants syndicaux est dénoncé par 600 grévistes qui occupent l’usine durant quarante-huit heures avant d’obtenir la satisfaction de leurs revendications. Le 13 mai, le même scénario se répète chez Latécoère à Toulouse, suivie le lendemain par les salariés de l’usine Bloch à Courbevoie qui dénoncent le rejet de leurs revendications.

À partir du 25 mai, la métallurgie de la région parisienne bascule dans la grève : Nieuport, Lavalette, Hotchkiss, Sautter-Harlé, Farman, Lioré-Ollivier, Amiot, Renault, Fiat, Chausson, Gnome-et-Rhône, Talbot, Citroën, Caudron, Brandt, Salmon ou encore LMT. Une première négociation s’engage alors entre le Groupement des industries métallurgiques et mécaniques de la Seine (GIM) et le syndicat CGT des métaux et la reprise semble acquise pour le 30 mai.

Mais la grève repart de plus belle le 2 juin, se généralise et s’étend à d’autres corporations. Cette seconde vague entraîne avec elle l’industrie, mais aussi des secteurs peu coutumiers de la grève : commerce, banque, assurances, taxis ou encore cafés. Le reflux s’engage aux alentours de la mi-juin.

Une troisième et dernière vague de grève se produit entre fin juin et début juillet et concerne principalement les petites entreprises de province ou des secteurs fortement syndiqués ayant initialement fait le choix de la négociation.

Au total, seuls trois départements échappent à la grève entre mai et juillet 1936. La grève n’a pas touché les chemins de fer, la poste et les services publics, tandis que pour le secteur privé, l’ampleur est sans précédent : les grèves sont bien plus puissantes et soudaines que celles de 1906-1910 et 1919-1920. Émanant de la base, engagées à l’initiative de militants locaux, notamment des ex-unitaires qui se sont consacrés durant des années à créer un rapport de forces, ces grèves connaissent un succès qui dépasse toutes les attentes : près de deux millions de grévistes se sont ainsi lancés dans la bataille pour « le pain, la paix et la liberté ».

L’occupation des usines

L’une des particularités des grèves de mai-juin 1936 est la place prise par l’occupation des usines et des bureaux. Cette pratique, inaugurée dans quelques entreprises au début des années trente, se généralise : sur les 12 000 grèves recensées par le ministère du Travail, les trois-quarts le sont avec occupation.

Vue de l’extérieur, l’occupation se traduit par une porte ou une grille d’entreprise gardée par un piquet de grève, surmontée de drapeaux, rouges ou tricolores, de banderoles, de pancartes. À l’intérieur, le comité de grève, désigné par l’assemblée générale des salariés, organise le dialogue avec la direction, maintient le contact avec la fédération syndicale et les organisations interprofessionnelles, organise la tenue des piquets de surveillance et l’entretien des machines, la répartition des allocations de secours et le ravitaillement, l’organisation des loisirs.

L’occupation n’est pas le début d’une expropriation. Elle est davantage un moyen de montrer sa résolution, de se compter face au patronat, de peser dans les négociations ouvertes sur les revendications.

L’occupation est également un moyen de se réapproprier l’espace de travail, de rompre avec le quotidien. La dignité, la liberté, l’émancipation sont autant de sentiments exprimés par les grévistes. L’aspect festif de la grève, si souvent représenté par les photographes, est un moyen de maintenir le moral des grévistes en combattant l’ennui autant que le désordre.

Les conquêtes du Front populaire

Le 7 juin, alors que la seconde vague de grèves bat son plein, le gouvernement Blum réunit à l’hôtel Matignon les délégations de la Confédération générale de la production française (ancêtre de l’actuel Medef) et de la CGT. Pour la première fois, le patronat reconnaît, au niveau national, la CGT comme un partenaire légitime et représentatif. Après cinq heures de négociations, un accord en sept points est signé. Il prévoit notamment le relèvement des salaires, la généralisation des conventions collectives, l’élection de délégués ouvriers dans les établissements de plus de dix salariés.

L’accord Matignon appuie les négociations en cours dans les entreprises, les branches professionnelles et les territoires, tout en accélérant l’adoption des lois sociales : congés payés (20 juin), semaine de quarante heures (21 juin), conventions collectives (24 juin).

Les deux premières lois, en réduisant immédiatement le temps de travail, permettent de desserrer l’étreinte du taylorisme et favorisent l’accès des travailleurs aux loisirs, au sport et à la culture.

La troisième loi reconnaît le rôle et les responsabilités du syndicalisme dans les relations économiques et sociales du pays. Après des décennies de répression patronale, la possibilité de négocier des accords collectifs (plus de six mille sont signés entre 1936 et 1938), d’élire des délégués du personnel (près de 23 000 en mai 1937) et de faire admettre le libre exercice du droit syndical n’est pas une mince victoire.

Un syndicalisme profondément bouleversé

Les grèves de mai-juin 1936 furent à l’origine d’une vague prodigieuse d’adhésions qui ne prit fin qu’en 1938. La CGT est ainsi passée de 785 000 adhérents en 1935 à plus de quatre millions en 1937. La fédération de la métallurgie est devenue durant cette période la première organisation de la CGT : près de 850 000 adhérents en 1938 regroupés dans 700 syndicats locaux contre 46 000 trois ans plus tôt. Le taux de syndicalisation dans la branche est désormais de 72 %, contre 3,9 % auparavant !

Cet afflux de syndiqués s’est traduit par un accroissement considérable des ressources financières de la CGT et de ses organisations. Décision est alors prise de mettre sur pied un réseau d’œuvres sociales couvrant les besoins sociaux des adhérents : loisirs, vacances, sports, culture, santé.

La fédération de la métallurgie et son syndicat des métaux de la Seine sont particulièrement en pointe sur ces questions : création en 1936 de la « Mutuelle du métallurgiste » (devenue depuis la Mutuelle familiale), ouverture d’une clinique syndicale à Boulogne-Billancourt en mars 1937, de l’hôpital des métallurgistes rue des Bluets à Paris (XIe arr.) en novembre 1938, acquisition des châteaux de Pont-Pinet (Isère), Vouzeron (Cher) et Baillet (Val-d’Oise) transformés respectivement en maison de repos, colonies de vacances enfantines et parc de loisirs, ouverture de la Maison du métallurgiste, rue d’Angoulême à Paris (XIe arr.) qui comporte une bibliothèque, une salle de lecture, des salles de réunions, et enfin, création, impasse de la Baleine à Paris (XIe arr.) d’une école de formation et de perfectionnement professionnel pour adultes. À la simple énonciation de toutes ces réalisations, la phrase de Benoît Frachon, secrétaire général de la CGT, « Le syndicat, c’est aussi la solidarité et la fraternité » prend tout son sens.

Partenaire désormais incontournable du gouvernement de Front populaire dans la mise en place de la nouvelle législation sociale, le syndicalisme voit son rôle évoluer et ne plus se limiter au seul champ revendicatif. Ses pratiques s’enrichissent : coproduction de normes (conventions collectives, arbitrage), gestion d’œuvres sociales, politique de présence au sein de commissions ministérielles, d’institutions comme le Conseil national économique (ancêtre du Conseil économique, social et environnemental) ou encore dans les conseils d’administrations des entreprises nationalisées (Banque de France en juillet 1936, usines d’armements et SNCF en août 1937).

Le patronat ne désarme pas

L’ardeur des grèves de l’été 1936 et les promesses du Front populaire se heurtent cependant très tôt à d’importantes difficultés financières et monétaires. Dès la fin du mois de septembre, le gouvernement Blum décide de dévaluer le franc pour favoriser la relance des exportations, ce qui ne manque pas d’alimenter l’inflation et donc la baisse du pouvoir d’achat.

Soucieuse de préserver l’unité, la CGT en accepte le principe et multiplie les concessions en modérant ses exigences salariales, en réfrénant les occupations d’usines et en limitant le recours à la grève par la mise en place de la conciliation et à l’arbitrage obligatoires. Cette patience ne fut cependant pas récompensée, dans la mesure où, dès février 1937, Léon Blum annonça « la pause » dans les réformes sociales.

Passé le choc des grèves, le patronat a vite relevé la tête. Il se réorganise à la fin de l’année 1936 en centralisant et en coordonnant davantage ses organisations. Il désigne Claude-Joseph Gignoux à la direction d’une organisation qui s’intitule désormais « Confédération générale du patronat français ». Celui-ci publie en juin 1937 un manifeste de combat intitulé « Patrons, soyez des patrons ! ». Le ton est donné.

Un bras de fer s’engage pour obtenir la signature puis le renouvellement des conventions collectives, l’application des quarante heures, le respect des arbitrages défavorables au patronat rendus à l’issue des grèves ou encore l’engagement de l’appareil de production dans l’effort de guerre. Ouvertement, le patronat a fait son choix : « Plutôt Hitler que le Front populaire ».

La guerre d’Espagne

Le 18 juillet 1936, la guerre civile espagnole éclate, opposant les défenseurs de la République espagnole aux partisans du coup d’État militaire dirigé par Franco. Deux jours plus tard, Giral, chef du gouvernement de front populaire espagnol sollicite l’aide du gouvernement Blum. Celui-ci, soucieux de ménager l’allié anglais et l’opposition de droite en France, propose le principe d’une non-intervention des grandes puissances européennes. Cette politique déchire le parti socialiste et le parti radical entre partisans et opposants à l’intervention. Le parti communiste pour sa part dénonce cette politique et lance le slogan « des avions et des canons pour l’Espagne ! ». La CGT s’engage, dans sa grande majorité en faveur des républicains.

La CGT a été à l’origine d’un formidable élan de solidarité dont les formes sont multiples : plus de cinq millions de francs sont collectés en six mois, des vivres, du matériel, des camions, des ambulances sont envoyés. L’accueil des blessés et des réfugiés mobilisent les départements frontaliers avec l’Espagne, tandis que la CGT met sur pied un comité d’accueil pour les enfants grâce auquel des milliers purent être hébergés. Des propriétés syndicales, comme le château de Vouzeron et le parc de loisirs de Baillet, appartenant au syndicat CGT des métaux de la Seine, sont mis à contribution pour les accueillir. Une précieuse aide militante est également fournie pour faire transiter sur le sol français du matériel militaire soviétique, que le gouvernement Blum accepte d’organiser discrètement à partir de la fin 1936.

En septembre 1936, les brigades internationales sont mises sur pied. 32 000 combattants de la liberté, venus du monde entier, les rejoignent pour soutenir militairement les républicains espagnols. Parmi eux, 9 500 français, dont de très nombreux ouvriers métallurgistes. Pierre Rouquès, directeur de la polyclinique des métallurgistes rue des Bluets à Paris (XIe arr.), est ainsi le premier organisateur du mouvement d’aide sanitaire, en jetant les bases du service de santé pour les brigades internationales et en créant la centrale sanitaire internationale.

L’unité syndicale fragilisée

L’unité syndicale, fraîchement reconstituée en mars 1936, s’effrite dès l’été. En octobre 1936, une nouvelle tendance se forme au sein de la CGT et se dote d’un journal intitulé Syndicats. Hebdomadaire du monde du travail. Désormais, trois tendances cohabitent : celle des ex-unitaires organisée derrière Benoît Frachon et La Vie Ouvrière, celle des « centristes » derrière Léon Jouhaux et Le Peuple et enfin celle des anticommunistes rassemblés derrière René Belin et « Syndicats ».

Militant de la Fédération CGT des PTT, René Belin est élu en 1933 au bureau confédéral de la CGT confédérée. Hostile à la réunification avec la CGT unitaire, il est également réservé sur le programme du Front populaire, notamment en ce qui concerne l’application des quarante heures hebdomadaires.

Le programme de cette tendance comprend deux axes principaux. Le premier est celui de l’indépendance syndicale et, à ce titre, elle entend lutter contre la « colonisation » communiste, c’est-à-dire la progression de l’influence des militants communistes au sein de la CGT. Le second est celui du pacifisme, qui justifie la non-intervention du gouvernement Blum pour défendre l’Espagne républicaine, puis l’acceptation de l’annexion de l’Autriche-Hongrie et de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne nazie.

La lutte avec les ex-unitaires est féroce au niveau confédéral comme local, tant leurs positions sont antagonistes. La tendance « Syndicats » se prononce ainsi « pour un syndicalisme constructif qui n’exclurait pas la collaboration avec le patronat », selon les mots de Georges Dumoulin, figure de la tendance.

Au congrès confédéral de novembre 1938, les motions qu’elle défend recueillent plus d’un tiers des votes, ce qui correspond à 865 000 syndiqués, soit un cinquième des effectifs de la CGT.

La fin du Front populaire

La rupture définitive du Front populaire intervient en cinq actes.

1/ Le 13 avril 1938, le gouvernement mené par Édouard Daladier obtient les pleins pouvoirs financiers et les premiers décrets-lois qui paraissent suscitent l’hostilité des communistes et des socialistes.

2/ Le 21 août, Édouard Daladier annonce qu’il est temps de « remettre la France au travail », ce qui implique l’abandon des quarante heures.

3/ Le 30 septembre, à la conférence de Munich, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie signent un accord prévoyant le démantèlement de la Tchécoslovaquie, en l’absence des principaux intéressés. Au nom de la « paix », les gouvernements français et britanniques abdiquent face à Hitler et réduisent un pays allié au rang de simple colonie.

4/ Le 28 octobre, le congrès du Parti radical décide de rompre avec le programme du Front populaire.

5/ Le 13 novembre 1938, Paul Reynaud, ministre des Finances, fait paraître une série de décrets-lois prévoyant une augmentation des impôts et la remise en cause les quarante heures par l’assouplissement du régime des heures supplémentaires.

Deux jours plus tard, la CGT tient son congrès confédéral à Nantes. Le bilan des deux années passées est amer, dans la mesure où le Front populaire n’a pas tenu ses promesses. Une partie non négligeable du congrès considère que la bataille a été perdue et que le contexte ne se prête pas à la mobilisation. Malgré tout, les ex-unitaires obtiennent que la commission administrative puisse se prononcer sur l’opportunité de la grève.

Le 21 novembre, un large mouvement de grèves avec occupation débute, notamment chez Renault. Immédiatement, le gouvernement fait évacuer les usines. À Billancourt, 3 000 policiers interviennent pour déloger les grévistes et les 28 000 ouvriers sont licenciés. Seuls 60 % furent réembauchés.

Un appel est alors lancé le 25 novembre pour l’organisation d’une grève le 30 novembre. L’épreuve de force s’engage.

Ce jour-là, l’armée quadrille Paris et sa banlieue. Consigne a été donnée de réprimer systématiquement les grévistes. Le mouvement, particulièrement suivi dans l’industrie, fut faible chez les cheminots et les enseignants, inexistant dans les services publics en raison des réquisitions. Le manque de préparation de la grève, le temps laissé au gouvernement et au patronat pour mettre sur pied la répression furent les causes principales de l’échec de ce mouvement.

Dès le lendemain, la répression s’abat : 800 000 ouvriers sont licenciés temporairement ou définitivement, soit près de 10 % de la population ouvrière. Le réembauchage permet au patronat d’écarter les militants et responsables syndicaux. En janvier 1939, on estime à environ 15 000 le nombre de militants syndicaux toujours sans emploi. À cela s’ajoutent aussi les poursuites judiciaires pour plus de 500 d’entre eux. On assiste à une véritable « Saint-Barthélemy des militants ».

La grève du 30 novembre 1938 sonne le glas de la puissance syndicale et la rupture avec l’État. En 1939, les effectifs de la CGT reculent dans une proportion de 25 %. L’affaiblissement est tel qu’il n’y a pas d’appel à chômer le 1er mai 1939, par peur des représailles.

L’enthousiasme et la joie ont cédé la place au désenchantement et au désarroi. La signature du pacte germano-soviétique en août 1939 sème un peu plus le trouble et sert de prétexte à l’exclusion des militants communistes de la CGT le 18 septembre 1939. Soit quinze jours après l’entrée en guerre de la France.

Le 10 mai 1940, l’Allemagne nazie lance son offensive à l’Ouest et impose rapidement une déroute à l’armée française. Le 14 juin, les allemands sont à Paris. Philippe Pétain, nommé chef de gouvernement, signe l’armistice le 22 juin à Compiègne. Le 11 juillet, « l’État français » est proclamé à Vichy. Ce régime dictatorial, dans lequel Pétain concentre tous les pouvoirs, prend immédiatement des mesures antisémites, s’engage dans la collaboration avec l’Allemagne nazie, dissous les organisations syndicales, interdit les grèves et instaure le syndicat unique, tandis que les arrestations et les procès des militants syndicaux et politiques se multiplient.

Une page de l’histoire sociale se tourne, un autre chapitre débute. L’heure est désormais à la Résistance contre l’occupant et les collaborateurs, en attendant la Libération.

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