Le froid est piquant, le temps maussade au matin du 28 mai 1909, tandis qu’un attroupement se forme au pied de la Bourse du travail de Paris, rue du Château-d’Eau dans le Xe arrondissement, à deux pas de la place de la République. Sa façade imposante de cinq étages, de style Renaissance classique, accueillait quelques années plus tôt une longue banderole sur laquelle on pouvait lire : « À partir du 1er mai 1906, nous ne travaillerons que huit heures par jour ». La grève générale, minutieusement préparée, n’eut pas l’efficacité escomptée, mais sema toutefois l’épouvante parmi la bourgeoisie de la capitale qui amassa pour l’occasion de conséquentes provisions et suscita une intense répression. Le souvenir de la Commune était alors encore bien vif…
Pour l’heure, chacun entre dans le bâtiment pour rejoindre la grande salle, prendre place sur l’un des bancs de bois qui encadre la tribune. C’est ici, à l’aplomb de la grande verrière en métal et sous les armoiries des différentes corporations que doit se tenir trois jours durant le congrès d’unité de la métallurgie. Nous ne disposons malheureusement pas d’archives iconographiques de ces assises. Néanmoins, en se fondant sur des documents photographiques de la même époque, comme cet instantané d’un groupe de délégués du congrès fédéral de 1907 paru en une de L’Ouvrier métallurgiste, on peut imaginer que la grande majorité portent un costume sombre, quelques-uns le chapeau ou la cravate.
Ils sont cent-neuf délégués en tout, rien que des hommes, représentant cent-soixante-quatorze organisations de l’Union fédérale des ouvriers métallurgistes de France (UFOM), de la Fédération nationale des ouvriers mouleurs (FNOM) et de la Fédération des ouvriers mécaniciens, auxquels s’ajoutent deux délégués représentant dix syndicats non fédérés. On y aperçoit quelques figures connues, comme Émile Pataud, le turbulent secrétaire du syndicat des travailleurs des industries électriques, qui manipulait la coupure de courant pour obtenir des capitulations patronales. Ainsi, le 6 mars, devant le refus d’accorder des augmentations de salaire au personnel de son service électrique, l’hôtel Continental fut plongé dans le noir, alors que celui-ci accueillait une réception à laquelle participait René Viviani, ministre du Travail. On croise également Alphonse Taffet, surnommé le « gréviculteur » par le patronat des Ardennes et Henri Gautier, fondateur de la Bourse du Travail de Saint-Nazaire, à ne pas confondre avec son homonyme, métallurgiste au Havre puis en région parisienne, dont nous avons retracé le riche parcours dans le livre D’Espoir et d’acier. On remarque aussi les permanents fédéraux comme Raoul Lenoir, dit « Léoni », secrétaire général des mouleurs depuis 1907 ou Raoul Paris, secrétaire général des ouvriers en voiture et chansonnier à ses heures perdues. Et n’oublions pas enfin Alphonse Merrheim, secrétaire de l’UFOM et l’un des principaux artisans de ce congrès avec Henri Galantus et Jean Latapie.
Après une matinée consacrée à la vérification des mandats, les travaux débutent à quatorze heures avec un point unique à l’ordre du jour : la fusion entre les trois organisations.
L’unité de l’ensemble des ouvriers travaillant dans la métallurgie au sein d’une fédération syndicale d’industrie est une vieille antienne. Un premier congrès national de la métallurgie de France ne s’était-il pas tenu à Paris du 8 au 13 octobre 1883 ? Convoqué par l’Union corporative des ouvriers mécaniciens de la Seine et d’autres chambres syndicales du même département, il avait rassemblé quarante-quatre délégués représentant vingt-six chambres syndicales dont douze de province. Née de ces assises, la « Fédération française des ouvriers métallurgistes » avait cependant rapidement cessé toute existence. L’idée fédérative était malgré tout restée vivace et l’initiative fut reprise par les chambres syndicales de la métallurgie de la Seine qui impulsèrent la création, le 5 février 1890, de la « Fédération nationale des ouvriers métallurgistes de France », dont le secrétariat fut confié à Arthur Groussier, un jeune dessinateur industriel de vingt-sept ans passé par les Arts et Métiers d’Angers. Cette organisation, qui regroupait en son sein de nombreuses spécialisations et métiers métallurgiques (mécanicien, fondeur en cuivre, maréchalerie, ouvrier de la voiture, chauffeurs-conducteurs, tourneur en optique, instruments de chirurgie, etc.), a tenu son premier congrès en novembre 1892. Si elle ne regroupait alors pas, loin sans faut, l’ensemble des organisations et adhérents de la métallurgie, son objectif y fut rappelé sans ambiguïtés : « La création des Fédérations spéciales de métiers est rejetée à l’unanimité. La Fédération de tous les métallurgistes est adoptée à l’unanimité. »
Les ambitions affichées n’empêchèrent pas la dispersion de s’approfondir. Des fédérations de métiers virent ainsi le jour chez les chauffeurs-conducteurs-mécaniciens (8 septembre 1889), dans la voiture (26 décembre 1891), chez les mouleurs (16 juillet 1894), dans le cuivre (31 décembre 1894), chez les ferblantiers (14 mai 1896) ou encore les mécaniciens (15 juillet 1899).
Devant cette situation, la « Fédération nationale des ouvriers métallurgistes de France » se transforme, à l’occasion de son congrès de novembre 1899 en « Union fédérale des ouvriers métallurgistes » avec pour but la « création d’une fédération unique de la métallurgie englobant tous les syndicats de travailleurs des métaux, et supprimant aussi toutes les Fédérations secondaires ou Unions de Syndicats Métallurgistes, comme la Fédération des Mouleurs, l’Union du Bronze, etc. ». Il est également décidé que la fédération « sera composée de sections de métiers entièrement autonomes sur la question professionnelle, mais […] solidaires sur toutes les questions générales. »
Nuançons toutefois ces déclamations. Ce congrès est révélateur, selon l’analyse de l’historien Michel Pigenet, « de la profondeur des clivages professionnels », dans la mesure où les ouvriers qualifiés délaissent « cette organisation qui réunit, bien malgré elle, une proportion croissante de manœuvres ». Preuve en est, un « Comité d’entente des Fédérations des mouleurs, des mécaniciens et du cuivre » voit le jour en réaction en mai 1900. La Fédération du cuivre fusionne finalement avec l’UFOM en 1903, tandis que celle des ouvriers en voiture s’en rapproche à partir de 1907. Cette même année, un nouveau regroupement est forgé entre les fédérations des mouleurs, des mécaniciens, de la maréchalerie puis peu après de la bijouterie, intitulé « Cartel des ouvriers sur métaux ».
La première décennie du XXe siècle est donc le théâtre d’une confrontation entre ces deux pôles, l’Union fédérale et le Cartel. Ces derniers sont le fruit de la nécessaire coordination des luttes syndicales, mais également de rivalités personnelles, d’options politiques différentes, d’identités professionnelles bien enracinées et d’inquiétudes quant à l’avenir des œuvres syndicales et de leur caisse.
Dans un premier temps, les fédérations de métiers l’ont emporté. Pierre Coupat, de la Fédération des ouvriers mécaniciens, obtient au congrès confédéral de Montpellier en septembre 1902, que les statuts maintiennent les fédérations d’industrie et de métiers sur un pied d’égalité, au grand dam d’Eugène Reisz, de la même fédération, qui propose que « la CGT devra, dans le plus bref délai possible, n’admettre dans son sein que des fédérations d’industrie et en attendant que cette unité d’action soit réalisée, il faudrait que l’on délimite le nombre des fédérations qui pourront se créer dans les diverses catégories. »
Quatre ans plus tard, l’équilibre a évolué. Le congrès confédéral d’Amiens, en 1906, prévoit que les fédérations de métiers soient encouragées à fusionner et la création d’une « commission de propagande et d’organisation » chargée de déterminer le nombre et la composition des futures fédérations d’industrie. Le tournant s’opère avec le congrès confédéral de Marseille en 1908. Celui-ci ordonne aux peintres de rallier la Fédération du bâtiment et, par 919 mandats contre 180, « donne mandat au comité confédéral de provoquer et d’organiser, dans un laps de temps d’environ six mois, un congrès auquel devront être conviés les syndicats affiliés aux Fédérations des mouleurs, mécaniciens et métallurgistes, ainsi que ceux qui ne sont pas fédérés nationalement. »
Cette mise en demeure provoque une levée de boucliers. La Fédération des mécaniciens dénonce le fait qu’une douzaine d’autres fédérations de métiers pourraient être concernés mais que seules les mécaniciens et les mouleurs le sont, preuve que l’on cherche à les « anéantir », car leur « attitude déplaît foncièrement. » Attachée à l’existence du « Cartel des ouvriers sur métaux », elle consulte ses organisations sur l’opportunité de la fusion, qui en rejettent massivement le principe. De son côté, le conseil fédéral des mouleurs condamne, dans La Voix du Peuple, cette « violente atteinte à l’autonomie des organisations confédérées », cette décision vécue comme « un abus de pouvoir ». Pour autant, il entend se conformer à la décision du congrès confédéral, en espérant une collaboration « loyale et sincère ».
Le 28 mai 1909, tandis que s’ouvre la séance de l’après-midi, nul doute que l’unité du syndicalisme métallurgique et son devenir est dans tous les esprits. Tout d’abord, parce que suite au refus de la Fédération des mécaniciens, seuls cinq de ses syndicats y participent. « Partisans de la fusion », ils espèrent que « forts du désir de conciliation qui sera manifesté pendant le Congrès, [ils pourront] rallier la grosse majorité de [leur] Fédération et que ce ne soit pas un nombre restreint de syndicats de mécaniciens qui viennent à la fusion, mais toutes les organisations appartenant à [leur] Fédération. » Ensuite, parce que le congrès se déroule alors que Louis Niel, secrétaire général de la CGT depuis le 24 février et Gaston Thil, secrétaire général adjoint, ont démissionné de leur mandat deux jours plus tôt au comité confédéral national. La presse quotidienne, de L’Humanité au Matin en passant par Le Figaro, reproduit leurs lettres de démission et agite le spectre d’une scission au sein de la CGT, entre « réformistes » d’un côté et « révolutionnaires » de l’autre. Rappelons enfin que d’autres fédérations de métiers, comme les bijoutiers ou les ferblantiers-boitiers, n’ont pas voulu s’inscrire dans le processus de fusion mais aussi que selon une estimation policière, sur 700 000 salariés dans la métallurgie en 1905, environ 90 000 sont syndiqués et seulement 32 000 fédérés.
L’unité est donc bien relative, bien fragile. Mais l’unanimité, moins trois voix et quatre abstentions, qui adopte d’emblée le principe de la fusion témoigne de « l’atmosphère conciliante et sympathique » évoquée par Raoul Lenoir dans le dernier numéro de L’Ouvrier métallurgiste de juillet 1909. Cette résolution précise : « Considérant que la concentration des forces ouvrières s’impose de plus en plus dans l’industrie des métaux, par suite du développement du machinisme et de la constitution de trusts, comptoirs et autres organisations patronales ; [les syndicats des mouleurs, métallurgistes et mécaniciens] décident de se constituer en Fédération unique […] »
Le développement de la grande industrie, rationalisée, taylorisée et l’émergence d’une organisation patronale unifiée sont donc les deux principales motivations affichées en faveur de la fusion de l’ensemble des organisations syndicales de la métallurgie. Ces questions ont fait l’objet d’une attention toute particulière de la part d’Alphonse Merrheim, auteur d’une brochure intitulée L’Organisation patronale dans la métallurgie, tirée à 20 000 exemplaires et diffusée depuis fin 1908. Celle-ci fournit des renseignements sur les chambres patronales et leur Union des Industries Métallurgiques et Minières (UIMM) qui a vu le jour en mars 1901 et dont les métallurgistes ont déjà pu jauger la puissance, avec la mise en place d’importantes caisses d’assurance contre les grèves. Hasard du calendrier, le 28 mai 1909 est également le jour du Banquet annuel d’une autre organisation patronale de la métallurgie, le Comité des Forges de France fondée en 1864, où se côtoient, entre autres, Eugène Schneider, De Wendel, Arbel, le baron Xavier Reille, sous la présidence de Guillain, ancien ministre, ancien vice-président de la Chambre des députés et président du Comité des Forges.
L’essentiel des deux dernières journées est consacré à la discussion et à l’adoption des statuts de la nouvelle fédération, dont le titre est « Fédération des ouvriers des métaux et similaires de France ». Les rares points d’achoppement se concentrent sur les conditions d’admission des syndicats, sur le montant des cotisations et sur le financement des différentes caisses de secours existantes dans les organisations : de grève, de route, de chômage ou encore de solidarité. Le dernier après-midi, celui du dimanche, est employé à la désignation des secrétaires fédéraux : Alphonse Merrheim, Henri Galantus, Raoul Lenoir tandis qu’un quatrième poste est laissé vacant pour les mécaniciens.
Un incident éclot à la toute fin. Émile Pataud, le « roi de l’ombre » évoqué plus tôt, intervient au nom du Syndicat national des électriciens pour plaider l’acceptation en l’état de son organisation au sein de la nouvelle Fédération. Alphonse Merrheim soutient sa demande, en invoquant le fait qu’il ne s’agit pas d’une organisation corporative autonome, mais plutôt d’une section professionnelle de la Fédération dont l’un de ses membres ferait partie du bureau ou du secrétariat fédéral. En dépit d’une longue argumentation, fondée sur l’analyse économique de l’industrie électrique et de sa position dans l’architecture patronale, il échoue à faire valoir son point de vue. Le congrès, à l’unanimité moins six voix, rejette la proposition portée par les électriciens. Ces derniers quitteront finalement la Fédération de la Métallurgie, pour rejoindre celle de l’Éclairage.
Quel regard pouvons-nous porter sur le congrès d’unité des 28-30 mai 1909, à cent-dix années de distance ?
Il ne coulait pas de source que ce congrès serait considéré comme l’acte de naissance de notre Fédération. La violente répression patronale et gouvernementale, la crise de direction ouverte au sein de la CGT, les oppositions internes, le refus de plusieurs professions de s’y associer étaient autant de raisons de douter de la pérennité des décisions adoptées et du risque de répéter les précédents de 1883, 1890 et 1899.
A posteriori, la réussite de la fédération unifiée de la métallurgie s’explique autant par des facteurs endogènes qu’exogènes. Il a fallu, parmi les militants et les adhérents, une bonne dose de convictions et de discipline pour dépasser les oppositions et surmonter les obstacles, dans une période d’édification de la CGT et de ses structures professionnelles et territoriales. Cette fusion a également été motivée par les conséquences de la Seconde Révolution industrielle, en particulier dans les industries métallurgiques : concentration des capitaux et de la production, existence d’un patronat de combat dans la métallurgie déterminé à défendre ses intérêts grâce à ses organisations – Comité des forges de France et Union des industries métallurgiques et minières – et à lutter contre le syndicalisme et les luttes ouvrières, mécanisation et division accrue des tâches productives induisant la disparition des métiers qualifiés et la montée en puissance des ouvriers spécialisés. On ne peut donc résumer cette unification par une OPA des « révolutionnaires » de la métallurgie sur les « réformistes-mutuellistes » mouleurs et mécaniciens.
Pour autant, il ne faut pas imaginer que la création d’une fédération d’industrie unique est mise brutalement fin à l’expression des métiers. On dénombrait trente fédérations en 1902, soixante et une en 1906, soixante-huit en 1908 et encore quarante-six en 1914. Au congrès du Havre en 1912, selon un relevé effectué par Michel Pigenet, on dénombre encore plus d’une quarantaine de syndicats mentionnant une spécialité, preuve de la permanence des métiers au sein de la fédération d’industrie.
Quoiqu’il en soit, cette unité réalisée a participé au développement du sentiment d’appartenance à une même communauté d’intérêt, à une même classe sociale et à participer à l’émergence de la figure du métallo, qui, à l’instar du cheminot et du mineur, ont incarné à partir du Front populaire et jusqu’au milieu des années soixante-dix, une certaine culture ouvrière. Ne serait-ce qu’en mettant en contact des ouvriers très qualifiés avec ceux sans qualification ou presque de la grande industrie, qu’en favorisant les solidarités à l’échelle territoriale, nationale et internationale, qu’en permettant la formulation de revendications communes à l’ensemble des métallurgistes.
Cent-dix ans après, ces débats sur la structuration du syndicalisme, sur ses objectifs immédiats et plus lointains, sur son répertoire d’actions et sur sa capacité à mobiliser les travailleurs ont conservé une actualité certaine. À nous de nous y plonger, pour mieux comprendre notre actualité et pourquoi pas, changer l’avenir !