Grenoble n’est pas qu’une antichambre des stations alpines de sports d’hiver. L’ancienne capitale du Dauphiné est aussi un important centre métallurgique et électromécanique. Au début des années soixante, cinq entreprises dominent l’industrie locale : Merlin-Gerin (construction électrique et électronique), Caterpillar (engins de chantier), la SECEMAEU (poudres métalliques), Bouchayer-Viallet (conduites forcées hydrauliques) et enfin Neyrpic. Cette dernière emploie 4 000 salariés, dont 500 ingénieurs et cadres, pour concevoir et produire du matériel hydraulique et des turbines hydroélectriques. Née durant la Première Guerre mondiale, elle a bénéficié durant une cinquantaine d’années des commandes de l’État et du service public électrique, avant que les choix énergétiques en faveur du pétrole et du nucléaire ne l’obligent à se diversifier et à se tourner vers l’exportation.
Dans un souci de s’attacher une main-d’œuvre qualifiée et motivée, Neyrpic offre des salaires plus élevés et des droits collectifs novateurs. Son dirigeant, Henri Dagallier, s’est engagé dans une politique contractuelle avec les organisations syndicales. En octobre 1961, un premier accord instaure notamment une échelle mobile des salaires, c’est-à-dire la revalorisation automatique des salaires en cas de renchérissement du coût de la vie. Un nouvel accord prévoit en janvier 1962 l’avancement de l’âge de la retraite, la réduction de la durée du travail sans perte de salaires, une extension des congés payés et la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, avec une délégation de vingt heures par mois. Ces mesures suscitent un tollé parmi le patronat. Une insuffisance de trésorerie permet à Alsthom, actionnaire minoritaire, de prendre le contrôle de l’entreprise. Le capitalisme familial doit céder la place aux « champions nationaux » ambitionnés par la Ve République. Ainsi, Bouchayer-Viallet est absorbé par Creusot-Loire, tandis que Schneider entre au capital de Merlin-Gerin. Cette opération permet d’écarter Henri Dagallier au profit de Georges Glasser en décembre 1962. Ce dernier, à la tête de deux chambres syndicales patronales de la métallurgie et PDG d’Alsthom, impose une reprise en main brutale : dénonciation des accords d’entreprise, suppression d’un millier d’emplois, recours à la sous-traitance et aux délocalisations.
L’épreuve de forces s’engage avec la nouvelle direction. L’unité est réalisée entre les organisations syndicales, mais aussi entre salariés. Fait marquant, toutes les catégories, de l’ouvrier à l’ingénieur, participent à la lutte. Mieux, la population locale apporte massivement son soutien, ainsi que les étudiants et enseignants rassemblés dans un comité universitaire de solidarité. Les débrayages ponctuels, la grève perlée pour désorganiser la production tout en limitant les pertes de salaires et les manifestations sont privilégiés. Celle du 19 mars 1963 dans les rues de Grenoble marque les esprits. On s’approprie également de nouvelles formes de lutte, comme les sit-in ou un colloque sur la section syndicale d’entreprise, tout en argumentant sur le terrain économique et industriel pour réfuter les prévisions apocalyptiques de M. Glasser. Après plus de sept mois d’actions, la direction est contrainte de négocier. Le 5 juillet 1963, elle reconduit les accords de 1961 et 1962, annule les sanctions et accorde une augmentation des salaires. Mais ce recul n’est que temporaire et la restructuration est mise en œuvre. En 1969, il ne subsiste que 2 300 salariés chez Neyrpic, tandis qu’Alsthom passe sous le contrôle de la puissante Compagnie générale d’électricité (CGE). Le jeu des fusions et des restructurations dans les industries métallurgiques ne fait que commencer. Malgré cela, ce conflit reste emblématique du renouveau des luttes au début des années soixante, au travers de l’unité intersyndicale, de l’implication des ingénieurs et cadres ainsi que de l’exigence démocratique dans l’entreprise.